Aller au contenu

 

Destination Asie

Parcourir l'Asie à bicyclette

Dominique Morneau, étudiant au doctorat à l'UdeS, revient d'un séjour de deux mois en Asie. Il compte repartir dès cet été pour continuer son exploration de cette région du globe pour une année complète, durant laquelle il terminera sa thèse de doctorat.

Souhaitant quitter les chemins habituellement empruntés, je laisse en suspens mon projet de rédaction de doctorat et mon travail de psychologue en développement organisationnel pour quitter le pays. Je choisis l'Asie comme destination, inspiré par quelques images persistantes : la route de la soie, la calligraphie chinoise, L'amant de la Chine du Nord de Marguerite Duras… Soucieux de profiter de mon voyage aussi intensément que possible, je choisis le vélo comme moyen de transport. Pendant plus de deux mois, je parcourrai le Vietnam du sud au nord, en bifurquant par les majestueuses montagnes du Laos.

Dominique Morneau
Dominique Morneau

Ma traversée du Pacifique sur les ailes de Thai Airways est tranquille et méditative. Je note sur un calepin quelques réflexions liées à mon départ. Je me demande, entre autres : «Pourquoi partir ainsi?» Lorsque l'avion me dépose à Saigon, ville effervescente de plus de cinq millions d'habitants, je récupère mes bagages et enfourche mon vélo pour me lancer dans les rues étroites. La chaleur est torride, la densité de la population, étouffante; mes premières avancées sont lentes et calculées. Après quelques hésitations, je reprends confiance et saisis la règle élémentaire : ne pas faire de mouvements brusques pour éviter les accrochages. À l'instant où j'arrive enfin à destination, au Giant Dragon Hotel, je dépose mon vélo avec soulagement. Je choisis une chambre au 20e étage, aussi loin que possible de l'agitation des rues. S'il peut s'avérer complexe de faire du vélo à Saigon, il est tout aussi difficile d'y traverser les rues, qui sont parcourues par plus de trois millions de motos se disputant le peu d'espace disponible. Si celles-ci sont en si grand nombre, c'est entre autres parce que les Vietnamiens les utilisent pour l'ensemble de leurs déplacements. Les seuls marcheurs de la ville semblent d'ailleurs être des étrangers.

Quelques jours à peine après mon arrivée à Saigon, je choisis de la quitter pour de plus vastes espaces. Je roule ainsi pendant quelques heures, puis je suis interrompu dans mes pensées par une Vietnamienne qui m'aborde et m'invite à l'accompagner jusqu'à Bien Hoa, ville voisine, pour y faire la connaissance de son père, passionné de vélo. Un peu surpris par cette demande, je consens tout de même à la suivre. Elle recouvre alors son visage d'un masque en me confiant qu'elle parvient ainsi à se protéger du soleil et à préserver la blancheur de sa peau, critère de beauté ultime en Asie. Dans la maison de Thao, je fais la connaissance de son père, M. Giang, vétéran de la guerre du Vietnam, qui m'invite aussitôt à le suivre pour une sortie en vélo. Les routes empruntées traversent des champs aux herbes longues, couchées par les vents.

En quittant la famille de Thao, je prends la direction du nord du Vietnam. Je longe ainsi l'océan en me réfugiant parfois dans ses eaux tièdes pour me protéger contre les chaleurs insoutenables. Après 10 jours d'avancée constante, je suis cependant contraint de m'arrêter, ralenti par des douleurs musculaires intenses. Incapable de rejoindre la ville suivante, trop éloignée, j'ai la chance de croiser un Vietnamien qui s'exprime suffisamment bien en anglais pour permettre l'établissement d'un contact. Il m'invite à demeurer chez lui pendant quelques jours pour que je puisse reprendre des forces. Je passe la première soirée en sa compagnie en mangeant du chien grillé et en discutant de la pauvreté des Vietnamiens. Il me confie que, malgré sa formation universitaire et son travail d'ingénieur, il n'aura probablement jamais les ressources financières pour visiter le nord du pays.

Après avoir laissé mon nouvel ami, je traverse la frontière qui sépare le Vietnam et le Laos. Les journées qui passent se suivent et se ressemblent.

Au moment où j'arrive au pied des hautes montagnes du Laos, prêt pour quelques jours d'ascension, je suis avisé par un Européen de ne pas m'aventurer sur ces chemins dangereux. Hésitant, je me rends à l'ambassade des États-Unis et suis informé que la route 13 qui sépare Ventiane de Luang Prabang est sujette à des attaques occasionnelles de la guérilla des Hmong : «Même les Laotiens ne s'y aventurent pas seuls.» Malgré cet avertissement, je prends la direction des montagnes, qui se révèlent accueillantes et sans danger. Les routes étant endommagées à cause de la saison des pluies, elles sont le plus souvent désertes et silencieuses. Les quelques enfants que je croise et que je tente d'approcher se sauvent, apeurés. Intrigué par les Hmong et leur vie au village, je passe une nuit auprès d'eux, hébergé par un épicier bienveillant.

Je n'ai plus beaucoup de temps et je dois prendre un autobus pour revenir à Hanoi. Je vais y retrouver Thao, avec qui j'ai entretenu un contact régulier. Les routes sont cependant tellement endommagées par les pluies que l'autobus qui doit me conduire au Vietnam ne parvient pas à atteindre sa destination. Il nous dépose dans un minuscule village laotien, ce qui me contraint à poursuivre en vélo, dans des montagnes abandonnées, souveraines. Lorsque j'arrive enfin à Hanoi, après plusieurs jours de retard, je rejoins Thao avec soulagement. Nos retrouvailles sont émouvantes. Au cours des jours qui suivront, nous nous procurerons une vieille moto avec laquelle nous visiterons le mausolée de Ho Chi Minh, la baie d'Halong et les hautes montagnes de Sapa.

Thao et moi regagnons le sud du Vietnam en train; quatre jours et trois nuits de lente avancée pendant laquelle je me rappelle les richesses et les complexités des derniers mois : l'agitation de Saigon, la rencontre de Thao et de sa famille, les routes usées du Laos. Lorsque nous arrivons enfin à Bien Hoa, au cœur de la nuit, nous sommes reçus par M. Giang, soucieux de nous accueillir. Il me propose de demeurer auprès de sa fille pour la nuit. Thao et moi choisissons plutôt d'aller marcher dans les montagnes qui bordent la ville dans l'attente du lever du soleil. Malgré mon calme apparent, mon agitation intérieure est grande. Je tente de camoufler une tristesse profonde : dans quelques jours, je laisserai l'Asie et serai de retour au pays.

Étrangement, je quitte Thao et sa famille sans trop de déchirement. J'appréhendais pourtant ce moment. Peut-être cette séparation est-elle rendue plus facile par la promesse de nous revoir sous peu? À moins que ces échanges interculturels ne m'aient rendu plus mûr. Assis à nouveau dans l'avion au-dessus du Pacifique, j'ai dans les mains une photo de jeunesse que m'a donnée Thao. Songeur, je relis les notes prises avant mon arrivée à Saigon : «Pourquoi partir? Parce que les champs brûlent, parce que les saisons hésitent, parce que les papiers de riz se froissent, parce que les enfants doutent, parce que les planètes se consument, parce que les déserts progressent, parce que les voix se taisent, parce que les étoiles désespèrent… Pourquoi partir? Pour irriguer les champs, pour détremper la terre.»

Thao, je t'aime;

Anh Yew Em